Posté à 12h44
Marc-André Lussier La Presse
Oui, c’est beau de les voir. Chaque trophée récolté par les artisans CODA lors de la saison des récompenses était accompagné d’un sentiment de fierté, cette conscience de responsabilité représentant bien la communauté malentendante sur les plus belles plateformes du monde. On ne peut qu’être touché par cette joie sincère et communicative. Vous voir enfin, vous reconnaître et recevoir la plus haute distinction possible lors de la nuit hollywoodienne la plus importante de l’année, offre inévitablement un moment d’élévation sans précédent. Mais CODA, la plus belle réalisation cinématographique de 2021 ? Vraiment ? Plus grand que The Power of the Dog et sa poésie visuelle ? Plus vivant que West Side Story et sa direction inspirante ? Et plus virtuose que Dune, ce pari d’ajustement presque impossible que Denis Villeneuve a si bien entendu ? C’est un peu accrocheur quand on y pense…
Quand le vent tourne…
Tout d’abord, les Oscars célèbrent le meilleur de l’industrie cinématographique. Les membres votants, tous professionnels travaillant dans le domaine, sont en mesure de reconnaître ce qui constitue une réalisation exceptionnelle dans la pratique de l’art cinématographique. Cependant, il arrive parfois que l’émotion l’emporte sur la valeur. Il arrive aussi parfois qu’un sentiment de fatigue fasse brusquement tourner le courant dans un autre sens, alors qu’un long-métrage qualifié de coup de coeur remporte presque tous les lauriers depuis début janvier. C’était comme si les membres votants, qui sont les derniers à trancher à l’issue d’un très long processus, sentaient inconsciemment qu’il était temps qu’une autre production ait droit elle aussi au grand moment de sa gloire. C’est arrivé en 2006 avec Crash (avant Brokeback Mountain), en 2013 avec Argo (devant Lincoln), en 2017 avec Moonlight (devant La La Land), en 2019 avec Green Book (avant Roma) et en 2020 avec Parasite (avant 1917). Dans le cas de CODA, premier lauréat de l’Oscar du meilleur film présenté au Festival du film de Sundance (où il a tout gagné), il faut ajouter un autre élément : les conditions. Déposé dans une relative indifférence sur la plateforme Apple TV+ en août, ce remake américain de The Aries Family, écrit et réalisé par Siân Heder, fait partie de ces oeuvres qui réconfortent et “font du bien”. A l’heure où, en plus d’une pandémie sans fin, la guerre fait rage dans un pays européen, il est presque certain que ce facteur a joué. Le milieu du cinéma a choisi de se tourner vers une histoire consensuelle, qui redonne foi en l’homme. Autour du Dolby Theater, de nombreux observateurs ont également souligné les avantages du système privilégié pour les petites productions comme CODA. L’Oscar du meilleur film – et rien que cela – est en effet déterminé par les bulletins de vote dans lesquels les électeurs doivent classer les 10 films dans l’ordre de leur choix, ce qui signifie qu’un film qui plaît au monde peut encore remporter secrètement une victoire. The Power of the Dog a sans aucun doute remporté de nombreuses positions de tête, mais il a peut-être aussi eu le mauvais classement de la part de ceux qui n’étaient pas si excités.
Concours de popularité
Le fait que CODA n’ait été cité qu’à trois reprises lors de la cérémonie, remportant les trois statuettes d’or pour lesquelles il a été nominé (film, scénario adapté et second rôle – Troy Kotsur), montre très bien l’évolution du vote. De nombreux membres de l’Académie ont sans doute découvert CODA après la révélation de la liste des finalistes. Ils ont regardé ce “petit film” qu’ils n’avaient pas encore vu, ils ont été émus et ont apporté leur soutien. Le fait que les votants – ils sont désormais plus de 9 000 – aient accès à une plateforme où sont regroupées toutes les productions en circulation, sans avoir à les visionner dans une salle, pose également question. Il y a en effet lieu de se demander si CODA n’aurait pas privilégié un groupe qui jouait beaucoup mieux sur un écran de télévision que des productions comme The Power of the Dog ou Dune, qui sont d’abord cotées sur grand écran. Comme l’Armée des morts, qui a remporté l’Oscar du film le plus populaire grâce à un sondage réalisé sur les réseaux sociaux, CODA a finalement remporté un concours de popularité parmi les membres de l’Académie. Aussi heureux que nous soyons pour ses artisans, CODA ne restera pas dans l’histoire pour ses qualités cinématographiques. L’Académie est-elle en train de perdre sa mission première qui est la récompense de l’excellence ? La question doit être posée.